Les Keroulas, victimes d’un faussaire

On trouve à la prestigieuse Bibliothèque Nationale de France (B.N.F.) à Paris de fausses transcriptions de très anciens parchemins qui n’ont jamais existé. Elles concernent de nombreuses familles nobles du Léon dont celle de Keroulas établie au manoir éponyme de Brélès, alors simple trève de Plourin.

Voici la copie d’un texte qui concerne notre famille, référence P.O. 502 à la Bibliothèque Nationale, orthographié avec les mots d’aujourd’hui :

‘Le sire Pierre de Keroulas, miles [= chevalier combattant], et dame Josèphe de Penmarc’h, son épouse, font une fondation à l’abbaye de Landévennec, évêché de Cornouailles, pour prier Dieu pour madame Adelle Kergournadec’h, mère de ladite dame, et pour dame Perrine Kergorlais, mère dudit Pierre, à présent défuntes, et que Dieu absolve : le tiers jour après Quasimodo, l’an 1179 [soit le mercredi 11 avril 1179, le dimanche de Pâques tombant cette année là le 1er avril], en présence des sires de Carné et du Juch qui à la prière dudit de Keroulas ont signé avec lui ledit acte de fondation et y ont ensemble apposé leurs sceaux, au rapport de G.H. Kourcuff, notaire, qui a signé et scellé de son sceau ordinaire, original sur velin’.

Ce document a toute l’apparence d’un texte officiel : rédigé par un notaire devant les 2 témoins de premier rang que sont les seigneurs de Carné et du Juch appartenant aux familles bretonnes les plus importantes de l’époque. Et pourtant il s’agit d’un faux établi au XVIIIe siècle par un faussaire du nom de Nicolas Delvincourt.

Nicolas Delvincourt (1740-v.1815)

Nicolas Delvincourt naît en 1740 à Laon en Picardie dans une famille de juristes. C’est à l’âge de 25 ans qu’il s’approprie le titre d’archiviste, c’est-à-dire qu’il fait des recherches dans les archives des particuliers, généralement des nobles ou des bourgeois aisés. Il se fait rémunérer et ne manque pas d’augmenter ses revenus en inventant des ancêtres prestigieux, des événements imaginaires et de fausses transcritions de faux documents issus de son imagination, le tout au gré de la crédulité de ses interlocuteurs.

C’est dans les années 1775, à 35 ans, qu’il quitte son pays natal et qu’il s’installe à Saint-Pol-de-Léon, sans que l’on sache la raison de ce long déplacement. Peut-être cherche-t-il à fuir très loin des personnes qu’il a bernées et qui s’en seraient aperçues. Il prétend exercer les fonctions d’archiviste et sa réputation ne fera que s’accroître au fil des années. De nombreux aristocrates s’adressent à lui pour qu’il établisse ou complète les chartriers qui regroupent les documents et les titres de la famille. Mais le plus souvent c’est lui-même qui prend contact avec les familles les plus aisées de la région susceptibles de lui confier ces recherches et bien sûr de grassement le rémunérer.

Il travaille dans les manoirs, les abbayes, les châteaux et se déplace même jusqu’à Nantes pour y consulter les anciens titres de la Chambre des Comptes. Il ne se contente pas de consulter, de noter et de rapporter les documents découverts mais il enjolive, parfois de façon grossière, des événements et il en invente bien d’autres, à la satisfaction des familles clientes qui découvrent avec fierté des antécédents de valeur qu’ils ne pouvaient imaginer.

Les vrais et faux travaux d’archives sont très rémunérateurs : 15.500 livres par an s’en vantera-t-il. A la Révolution, il doit se cacher et ses biens sont vendus au plus offrant. Au début du XIXe siècle, il quitte la Bretagne pour Paris où il meurt dans la misère vers 1815. Mais ses écrits truffés de multiples faux ne disparaissent pas avec lui et se retrouvent dans de nouvelles archives comme à la Bibliothèque Nationale.

Les principaux personnages cités par Delvincourt dans le texte sur les Keroulas appartiennent aux plus importantes familles du duché de Bretagne et semblent cautionner la fiabilité du faux.

Les barons du Juch

La seigneurie du Juch au XIIe siècle était une des plus importantes de Cornouaille. Son imposant château fort, aujourd’hui en ruines, dominait la vallée de la rivière du Ris. Ceux que l’on appelait les barons du Juch furent les hommes de confiance des ducs de Bretagne. Quelques-uns participèrent aux Croisades, tel Hervé II du Juch à la 7e Croisade entreprise par Saint Louis en 1248. Dans les années 1480, le domaine des seigneurs du Juch s’étend de la Pointe du Raz, à Trégourez dans les Montagnes Noires. Les ‘barons’ du Juch exercent la justice dont le droit de vie et de mort sur leurs sujets et disposent même d’une prison au bourg du petit village du Juch !

Mais cette puissance tombe en quenouille en 1501 par le mariage de Marie du Juch avec Tanguy V du Chastel, autre éminente famille noble qui entretient d’étroites relations avec la famille de Keroulas. Ainsi, la famille du Juch qui a exercé une forte influence dans l’histoire de la Cornouaille pendant des siècles, quitte tout à coup le devant de la scène au XVIe siècle.

La famille de Carné

Quant à la famille de Carné, elle trouve son origine dans la région de Vannes et comme la famille du Juch, elle joue un rôle important auprès des ducs de Bretagne. Plusieurs membres de la famille sont connus dès le XIIe siècle comme Hervé de Carné né vers 1145 et décédé en 1191 qui pourrait bien être le témoin de la fausse fondation de Pierre de Keroulas en 1179.

La famille de Carné s’est scindée en diverses branches au cours des siècles, dont plusieurs restent actives au XXIe siècle. Le personnage le plus illustre de la famille est Louis de Carné (Quimper 1804 – Le Perennou Plomelin 1876) historien, homme politique, diplomate et membre de l’Académie française.

Un autre membre de la famille, le comte Gaston de Carné (1856-1900) s’est directement intéressé à la famille de Keroulas. Il a eu accès aux archives du manoir de Keroulas à Brélès et en a fait un article dans la ‘Revue historique de l’Ouest’ en 1887 où il traite de la célèbre histoire de la penn herez (l’héritière unique) Marie de Keroulas, tout en déplorant que le manoir ne conserve ‘qu’un très petit nombre de papiers du temps de la penn herez’. Ainsi retrouve-t-on mention d’un vrai du Carné plus de 7 siècles après le faux de 1179.

La famille de Penmarch

La famille de Penmarch, qui n’est en rien liée à la commune de Penmarch dans le Pays Bigouden, est une ‘des plus nobles et des plus anciennes de l’évêché de Léon’. Elle remonte au moins au XIVe siècle. Le personnage le plus ancien connu est le seigneur Alain 1er de Penmarch qui meurt dans les années 1350.

Le château familial des Penmarch qui date du XVe ou XVIe siècle est situé à Saint-Frégant au nord-ouest de Lesneven, à une bonne trentaine de kilomètres de Brélès. Apparentés à de nombreuses familles nobles du Léon, les Penmarch exercèrent une influence considérable jusqu’au XVIIIe siècle. Le lignage s’éteint en 1804, par la mort sans postérité du dixième et dernier baron de Penmarch. Le château, dévasté par un incendie en 1715, fut restauré en partie par la suite. Il est classé monument historique depuis 1932.

La famille de Kergournadec’h

L’origine de la famille noble remonterait au VIe siècle, du temps de Saint Pol Aurélien. Nicolas Delvincourt a fait participer les plus hautes sommités de l’époque à son entreprise de falsification.

Les ruines imposantes du château de Kergournadec’h à Cléder, à quelques kilomètres à l’ouest de Saint-Pol-de-Léon, témoignent de la richesse et de la puissance passées de la famille dont la réputation était encore accentuée par le dicton léonard qui glorifie : « l’antiquité de Penhoët, la vaillance du Chastel, la richesse de Kermavan et la chevalerie de Kergournadec’h ».

On imagine, au XVIIIe siècle, la fierté de la famille de Keroulas de savoir que leur ancêtre présumé Pierre de Keroulas, seigneur de Keroulas, était apparenté aux seigneurs de Penmarch, aux seigneurs de Kergournadec’h par son épouse et ses beaux parents et aussi aux Kergorlais par sa propre mère. Mais quelle déception s’ils avaient su que ce n’étaient que des affabulations d’un faussaire et d’un escroc !

La ratification de la fondation

Delvincourt, non content d’avoir établi le faux précédent, se permet de le compléter, quelques années plus tard, par la ratification du fils André Pierre de Keroulas, et son épouse Catherine Le Barbu, selon l’extrait conservé à la Bibliothèque Nationale sous la référence PO 502. Voici l’extrait tel que produit par les très anciennes expéditions de la Chambre des Comptes des ducs de Bretagne :

‘Le sire André Pierre de Keroulas, chevalier combattant, ratifie la fondation faite par son père en son vivant, en 1179, à l’abbaye de Landévennec, et l’augmente de ses biens faits, pour prier aussi, pour le repos de l’âme du défunt sire André Keroulas, son aïeul, que Dieu absolve, fait à la dite abbaye, en présence et de l’assentiment de madame Catherine Le Barbu, femme dudit sire André Pierre, lesquels sont signés et le sceau dudit Keroulas apposé audit acte, fait au rapport de P. Kerourcuff, notaire qui a signé et scellé de son sceau ordinaire.’

Ainsi s’établit une fausse ébauche généalogique de la famille de Keroulas au XIIe siècle : André de Keroulas épouse Perrine Kergorlais qui ont un fils : Pierre, seigneur de Keroulas. Il épouse Josèphe de Penmarch, fille d’Adèle de Kergournadec’h. Ils ont un héritier prénommé André Pierre (soit les prénoms du père et du grand-père paternel). André Pierre de Keroulas épouse Catherine le Barbu et tous deux ratifient la fondation de 1179.

D’autres documents tout aussi douteux, si ce n’est plus, nous apprennent que le chevalier André-Pierre de Keroulas, le fils du donateur de Landévennec, aurait effectué un voyage en Terre Sainte en 1258, entre la septième et la huitième Croisade, celles du roi de France Saint Louis !

Qui a payé le faussaire ?

Quand Nicolas Delvincourt s’installe à Saint-Pol-de-Léon en 1775, la seigneurie de Keroulas n’est plus la propriété de Jean-Guillaume de Keroulas, conseiller au Parlement de Bretagne, mort quelques années plus tôt en 1768. Il était le fils unique d’Olivier de Keroulas et le petit-fils de Guillaume de Keroulas qui défendit la famille lors de réformation de la noblesse en 1669. Jean-Guillaume de Keroulas ne s’est pas marié et n’a pas eu de postérité à notre connaissance.

C’est donc sa soeur Catherine Corentine, seule survivante des enfants d’Olivier, qui hérite de la seigneurie et plus précisément sa descendance car elle est décédée une vingtaine d’années auparavant, en 1747. Mariée en 1707 avec Alain Le Borgne de Coëtivy, Catherine Corentine a mis au monde 4 enfants dont 2 ont survécu : Anne née en 1710 et Olivier Gabriel (1708-1778).

Dans les années 1780, demeuraient au manoir de Keroulas, Marie Guyvonne de Kerret, veuve d’Olivier Gabriel Le Borgne, née en 1723 ainsi que son fils cadet Charles Guy Joseph Le Borgne né en 1747 et son épouse Marie Julienne Borie née en 1751. Ce sont eux qui ont dû missionner Nicolas Delvincourt de mener ces recherches généalogiques sans doute à partir des innombrables documents historiques conservés au grenier du manoir.

Nous ignorons la somme payée par les victimes de cette falsification qui n’est pas restée dissimulée bien longtemps mais qui a pu tromper de nombreux généalogistes et historiens.

Ces documents, même faux, montrent que, sous l’Ancien Régime, la famille de Keroulas était connue au point de mériter la constitution de telles imitations. Les seigneurs de Keroulas et leurs descendants issus des Le Borgne de Coëtivy étaient bien intégrés dans la noblesse du Pays de Léon.

La célèbre abbaye de Landévennec

Implantée dans un site remarquable, au dessus de l’estuaire de l’Aulne, au fond de la rade de Brest, l’abbaye de Landévennec occupe l’extrémité d’une petite presqu’île boisée, propice au recueillement monastique. La première abbaye date de l’an 500 de notre ère, ce qui en fait peut-être la plus ancienne de Bretagne. Elle fut fondée par Saint Guénolé et depuis le début du IXe siècle, ses moines sont des bénédictins, régis par la règle de Saint Benoît.

Elle a connu de multiples péripéties, notamment en 913 quand elle fut pillée et brûlée par les Normands (les Vikings), obligeant les moines à fuir avec leurs reliques et leurs manuscrits. L’abbaye romane, aujourd’hui en ruines, fut rebâtie en plusieurs étapes sur l’emplacement de l’ancienne du XIe au XIVe siècle. On peut penser que la fondation de Pierre de Keroulas en 1179 était une contribution pour cette restauration.

Les abbayes les plus importantes étaient alors réputées pour leurs richesses et suscitaient de fortes convoitises à la moindre période troublée. L’abbaye de Landévennec fut encore pillée au XIVe siècle par les Anglais et aussi au cours de la Guerre de Succession de Bretagne entre 1341 et 1364. Jean de Keroulas, chapelain du pape Grégoire XI à cette époque, serait-il intervenu en faveur de l’abbaye de Landévennec ? C’est peu probable car il semblait n’agir que dans le Léon où les destructions d’édifices religieux furent très nombreuses.

A la fin du XVIe siècle, l’abbaye connaît les agissements des frères Mesgouez (Troïlus et René) dont une ancêtre, Catherine, épousa Hervé III de Keroulas en 1501. En 1792, en pleine Révolution française, il ne restait que 4 moines dans l’abbaye qui fut vendue comme bien national. Plusieurs propriétaires successifs utilisèrent les pierres et matériaux des bâtiments à différentes fins.

La nouvelle abbaye, un peu à l’écart des ruines de l’ancienne, ne fut construite que récemment, entre 1950 et 1965. La communauté monastique compte aujourd’hui une vingtaine de membres. Les ruines de l’ancienne abbaye, classées monument historique en 1992, et le musée historique attenant témoignent de sa splendeur passée.

Consultez le texte (en pdf) de Mousset écrit en 1913 :  Delvincourt par Mousset (21 pages)

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